Politiques de retour à l’emploi par la création d’entreprises : droit à l’initiative économique ou marchandisation du travail ?

Depuis la création de l’ACCRE (Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise) en 1979, les mesures de soutien à la création d’entreprises ont pour l’essentielle été mises en œuvre dans le cadre des politiques de l’emploi. Inciter à créer une entreprise à défaut de trouver de l’emploi est le discours public entretenu depuis longtemps, considérant que le chômage est une opportunité pour se réaliser.

Cette incitation à la création d’entreprise a été fortement encouragée par le gouvernement socialiste en 1983 lors du «tournant de la rigueur». Elle a été portée dans un contexte idéologique libéral largement mis en scène dans le cadre de l’émission de télévision « vive la crise » sur Antenne 2 animée par Yves Montant en partenariat avec le journal Libération qui célèbre le culte de l’entrepreneur et ringardise la classe ouvrière. Elle correspond à l’avènement de l’idéologie économique de la deuxième gauche contre la première, considérant que les droits sociaux sont des acquis catégoriels, des « avantages acquis » du monde du travail qui se fond au détriment des chômeurs. Elle correspond également à la montée en puissance de la notion de « société civile », d’où émerge un certain nombre d’initiatives qui refusent un traitement social du chômage (insertion par l’économique) et d’autres pour promouvoir notamment des entreprises alternatives autour d’un autre usage de l’épargne (création des clubs d’investisseurs CIGALE date de 1984).

À l’origine, l’ACCRE était au départ une aide de droit, étendue à toutes les catégories de chômeurs indemnisés. Elle correspondait à l’époque à une aide directe versée à tout chômeur créateur de son entreprise correspondant à une capitalisation des allocations chômage (abandonnées par la suite) cumulées avec des exonérations de cotisations sociales. Depuis 1987, son attribution est désormais soumise à l’appréciation administrative de la faisabilité économique du projet. Cette appréciation administrative a été confiée à une multitude d’acteurs qui jalonne le « parcours du créateur ». Malgré un discours convenu sur les vertus du partenariat, où chacun défend la spécificité et la complémentarité de son approche (pour l’essentiel en matière de public concerné), l’évaluation publique en matière de nombre de créations d’entreprises qui conditionne l’accès au financement public engendre une relation concurrentielle exacerbée des acteurs de la création d’entreprise entre eux. Une concurrence qui finalement ne porte pas sur le contenu et la qualité de la formation ou d’un accompagnement mais fait du public lui-même le produit de l’activité. Le public « pris en charge » n’ayant pas le choix de son accompagnement ni réellement son mot à dire dans l’évaluation de la prestation fournie.

Une culture du résultat en matière de création d’entreprises qui accentue le fait que les nouvelles entreprises en France soient faiblement capitalisées1 . Comment s’étonner alors qu’ un tiers des entreprises disparaît au bout de trois ans et la moitié au bout de cinq ans ? Seuls 5,7 % des entreprises créées avaient au moins un salarié en 2011, alors qu’en Allemagne, cette proportion dépasse les 22 %. Il est aussi frappant de noter que, malgré les 2,7 milliards d’euros de coût public évalué par la Cour des Comptes (supporté pour plus de la moitié par l’assurance chômage) en 2011, plus de 50 % des créateurs d’entreprises ne perçoivent aucune aide.

La « faisabilité » du projet conduit en général les « guichets » à considérer la rétribution du travail de l’entrepreneur comme la variable d’ajustement de l’activité. Les sacrifices consentis de faiblement se rémunérer sur l’activité ou de ne pas se rémunérer font partie de l’appréciation de la responsabilité entrepreneurial du dirigeant. C’est même la règle pour les start-up, comme l’a précisé, en 2012, le ministre de l’Économie de l’époque, Pierre Moscovici, sous la pression du mouvement dit « des Pigeons » : « Les plus-values de cessions pour les entrepreneurs ne sont pas un revenu du capital comme un autre. Elles s’apparentent davantage au revenu d’un travail créatif » . Cela va de pair avec un discours encore malheureusement largement entretenu dans le milieu de la création d’entreprises qui considère que si l’entrepreneur ne met pas en jeu tout ou parti de son patrimoine, c’est qu’il n’est pas responsable, qu’il ne croit pas à son projet.

À travers l’équilibre d’exploitation de l’activité basé sur une vision statique du marché, le « bon » projet doit satisfaire un manque, mais non proposer une offre qui réponde mieux ou autrement de ce qui se fait déjà. Dans ce cas, l’activité est pensé pour couvrir les charges d’exploitations, mais non pour financer l’autonomie de l’entreprise, pour consolider sa trésorerie, améliorer les qualités de l’offre et les conditions de travail, élaborer de nouveaux produits. Sous capitalisé, les besoins chroniques en trésorerie rythme la vie de l’entreprise et durcisses la relation aux tiers. Le défaut d’investissement au départ et compensé par un surinvestissement personnel; la vie privé de l’entrepreneur se réduit comme une peau de chagrin. À l’exception des start-up et des projets hautement spéculatifs dont le produit est l’entreprise elle-même, l’insuffisance d’exploitation les premières années est prohibé dans tout « bon » prévisionnel. Le projet de l’entreprise doit être présenté comme rentable dès la première année, fut-il au détriment de son développement, fut-il au détriment de la réalité, fut-il au détriment de la rétribution du travail de l’exploitant. Telle est la loi d’airain de la culture de la réussite immédiate d’un monde financier pressé, alors que tout le monde sait bien que dans la vraie vie économique, un projet d’entreprise pour réussir à besoin de temps (de 5 à 7 ans).

La mise en marché est jugée essentielle considérant que le reste (les contraintes de fabrications, les compétences et savoir-faire, la relation aux fournisseurs) suivra et s’achète. L’essentiel pour être un bon entrepreneur, c’est d’être avant tout un bon commerçant. L’appréciation des métiers de l’entreprise (à l’exception des aspects réglementaires et des incidences fiscales ou sociales) est reléguée au second plan.

L’obtention des aides publiques, dont les conditions d’éligibilité sont liées à la « bancarisation du projet » permet aux banques d’adapter le plan de financement du projet d’entreprise à leurs intérêts. La marge de négociation du porteur de projet qui n’a pas de ressources est donc quasi nulle laissant à la banque le soin d’adapter le plan de financement de l’entreprise en fonction de ces intérêts. Des prêts à court terme très onéreux au gré des tensions de trésorerie, permettant de maintenir une relation d’assujettissement de la banque vis-à-vis de son client, qui a besoin des accords de prêts pour débloquer des aides. Dans ces conditions, l’aide à la création d’entreprises devient au final une aide indirecte au secteur bancaire.

Dans un accompagnement individualisé qui détermine les conditions d’accès aux aides, l’accompagnement des projets collectifs sont peu pris en comptes et rarement encouragé, seul compte le « leader », l’ «entrepreneur social » motivé à bloc, prêt à tout pour réussir pour le bien de la cause ! Un « vive la crise » nouvelle version est apparue après 2008, déployant l’idéologie du « social business ».

Au-delà du coût public important déployé, il convient peut-être de s’interroger sur l’efficacité d’un soutien individualisé à la création d’entreprises essentiellement centrée sur les publics demandeurs d’emploi et si cette politique participe réellement au développement économique des territoires ? Le nombre de créations d’entreprises dans un territoire est-il un indicateur de vitalité économique ou de déclin ? Les politiques de retour à l’emploi par la création d’entreprises ne sont-elles élaborées que pour maintenir le niveau du chômage à un niveau socialement acceptable et indirectement ne participe-t-elle pas d’une baisse de la protection sociale liée au travail ?

Au moment où le retour de la croissance économique semble s’éloigner de plus en plus, ne faudrait-il pas s’interroger sur les fondements idéologiques de ces politiques de soutien à la création d’entreprises issues des années 80 et qui marquent tant d’organismes qui ont vu le jour à cette époque ?

Emmanuel Anoine, CQMD

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