Interrogés à plusieurs reprises par le Céreq sur la manière dont ils envisagent leur avenir professionnel, les jeunes des Générations 1998 comme 2010 se déclarent majoritairement optimistes. Ils sont néanmoins 28 % à se dire inquiets après 3 ans de vie professionnelle dans la Génération 2010, témoignant d’un sentiment d’insécurité professionnelle. Celui-ci mérite d’autant plus d’être analysé, qu’il évolue de manière opposée au sein de chaque Génération, en écho aux aléas de la conjoncture économique.
L’évaluation du sentiment d’insécurité dans les enquêtes Génération 1998 et 2010
Ce travail s’appuie sur les données des enquêtes Génération de 1998 et 2010, où le sentiment d’insécurité professionnelle est apprécié par la question suivante :
Comment voyez-vous votre avenir professionnel ?
- vous êtes plutôt inquiet
- vous êtes plutôt optimiste
- ne sait pas (non mentionné par l’enquêteur). Cette question a été posée à l’ensemble des jeunes – en emploi ou non – à chacune des interrogations, soit à quatre reprises dans l’enquête Génération 1998 (en 2001, 2003, 2005 et 2008) et deux fois dans l’enquête Génération 2010 (en 2013 et 2015).
Il est donc possible de retracer, à travers les réponses des jeunes se disant inquiets pour leur avenir professionnel, l’évolution du sentiment d’insécurité professionnelle de chaque cohorte, puis d’en étudier les conditions à la lumière des situations et caractéristiques personnelles des jeunes. Les données individuelles analysées ici concernent la situation à 5 ans de la Génération 2010, mais des traitements complémentaires montrent que les facteurs déterminants sont relativement stables d’une enquête à l‘autre. En outre, pour la première fois dans l’histoire du dispositif des enquêtes Génération, l’interrogation à 5 ans de la Génération 2010 contient une question originale sur les motifs de cette inquiétude chez les jeunes en emploi.
Bien que minoritaire, le sentiment d’inquiétude des jeunes gagne à être mis en perspective par une analyse longitudinale qui en retrace l’évolution.
Les enquêtes Génération 1998 et 2010 se prêtent à une telle analyse : quatre interrogations successives permettent de suivre les jeunes de la Génération 1998 pendant leurs dix premières années de vie professionnelle, tandis que la Génération 2010 est questionnée après 3 et 5 ans de vie active (voir encadrés 1 et 2).
La représentation graphique de ces données appelle deux observations immédiates. D’une part, dans les deux enquêtes, et à chacune des observations successives, les chômeurs sont nettement plus inquiets que les jeunes en emploi précaire, lesquels sont eux-mêmes largement plus inquiets que les jeunes en emploi stable. À chaque instant, le sentiment d’insécurité de la cohorte est donc pour partie lié à la situation vis-à-vis de l’emploi. Mais pour partie seulement, car les données révèlent, d’autre part, que l’inquiétude a évolué de manière opposée pour chaque Génération : en croissance continue au cours des 10 ans observés pour l’une, mais en baisse sur 5 ans pour la Génération 2010.
D’une Génération à l’autre, l’inquiétude face à l’avenir évolue de manière opposée.
Pour comprendre ces différentes dynamiques, l’analyse est conduite à trois échelles différentes. Une échelle intergénérationnelle, d’une part, avec le suivi de deux cohortes qui, entrées dans la vie active à 12 ans d’écart, permettent d’interroger l’impact de la conjoncture économique. Une échelle individuelle ensuite, avec l’étude des parcours professionnel et personnel qui favorisent ou atténuent l’inquiétude. Une échelle plus subjective enfin, avec l’étude des raisons avancées par les jeunes pour expliquer leur sentiment d’insécurité.
Le sentiment d’insécurité dépend de la conjoncture
D’un point de vue dynamique, l’évolution opposée du sentiment d’insécurité au sein des Générations 1998 et 2010 prend sens à la lumière des contextes économiques différents dans lesquels se sont déroulées les premières années de vie professionnelle. Entrés sur le marché du travail dans une conjoncture favorable (taux de chômage des jeunes relativement bas et décroissant), les jeunes de la Génération 1998 sont relativement peu nombreux à se dire inquiets au départ (16 % après 3 ans de vie active, en 2001).
Chiffre clé
16% des jeunes se disent inquiets en 2001 après 3 ans de vie active.
Mais l’inquiétude s’accroît à mesure que l’environnement économique se dégrade. À l’automne 2008 cependant, alors que le chômage baisse depuis 2 ans, le taux d’inquiets au sein de cette génération progresse encore fortement (26 %). C’est le moment où survient la crise financière, et il est vraisemblable que ces jeunes salariés, pourtant bien insérés (73 % d’emplois stables fin 2008), anticipent la crise économique à venir et ses retombées négatives sur l’emploi.
La Génération sortie en 2010 s’insère comparativement dans un marché du travail beaucoup moins porteur, ce qui peut expliquer que l’inquiétude de ces jeunes au bout de 3 ans (28 %) soit nettement supérieure à ce qu’elle était en 2001 chez leurs aînés.
Chiffre clé
28% des jeunes se disent inquiets en 2013 après 3 ans de vie active. Mais ce taux d’inquiets baisse de 5 points dans les deux années suivantes, alors même que le taux de chômage est en légère hausse.
Le taux d’inquiets au sein de cette Génération va cependant baisser dans les deux années qui suivent, alors que le contexte économique ne s’améliore pas. Tout se passe comme si ces jeunes avaient intériorisé la situation durablement dégradée du marché du travail, et ne s’inquiétaient pas outre mesure de l’absence de perspectives professionnelles qu’elle pourrait impliquer. La baisse de l’inquiétude s’explique alors par une amélioration de leur situation professionnelle. En effet, ces jeunes ont connu des débuts plus compliqués que leurs aînés dans la vie active : ayant accédé plus lentement à l’emploi (68 % en emploi à 3 ans contre 82 % pour la Génération 1998) et moins souvent à l’emploi stable (59 % des actifs occupés à 3 ans contre 64 %), ils avaient davantage de marge de manœuvre pour améliorer leur situation professionnelle en 5 ans.
L’inquiétude professionnelle : d’abord une question d’emploi
La conjoncture ne suffit cependant pas à rendre compte de l’évolution du sentiment d’insécurité. On peut ainsi s’étonner qu’il diminue chez les jeunes de la Génération 2010 en situation de précarité ou de chômage, alors que la conjoncture ne s’améliore pas. Une première hypothèse serait que ces situations de précarité sont souvent plus ponctuelles que récurrentes. Et de fait, le sentiment d’insécurité partagé par plus de la moitié des chômeurs n’ayant pratiquement jamais travaillé reste quasiment stable (51 % à 3 ans et 50 % à 5 ans).
Une autre hypothèse, complémentaire, serait que certains jeunes s’habituent ou s’accommodent de la précarité. Soit qu’ils l’assument comme inhérente à leur activité (intermittents du spectacle ou saisonniers par exemple), soit qu’ils conçoivent l’enchaînement de stages, de contrats aidés et précaires comme un mode « normal » d’intégration au marché du travail, dans une conjoncture durablement marquée par le chômage de masse. Faisant écho à cette interprétation, le sentiment d’insécurité des jeunes confrontés à la précarité de manière récurrente et connaissant peu de périodes de chômage baisse de 4,5 points entre 2013 et 2015, comme si le fait de travailler, même sans contrat stable, suffisait déjà à rassurer certains d’entre eux.
Le sentiment d’insécurité baisse lorsque la précarité est ponctuelle, ou vécue comme inhérente à certaines activités, ou encore conçue comme un mode « normal » d’intégration sur le marché du travail
Afin de démêler les facteurs personnels et professionnels qui, à conjoncture donnée, influent sur le niveau d’inquiétude des jeunes, une modélisation de ce sentiment au sein de la Génération 2010, après 5 ans de vie professionnelle, a été réalisée. Elle tient compte des dimensions suivantes : genre, origine sociale, mode de vie, diplôme, parcours scolaire, trajectoire professionnelle sur 5 ans et, bien entendu, situation vis-à-vis de l’emploi au moment de l’enquête (voir le supplément numérique, tableau 2). Elle confirme d’abord l’impact déterminant de la situation vis-à-vis de l’emploi : un jeune au chômage ou inactif est nettement plus inquiet que celui en emploi ou, dans une moindre mesure, en formation. La formation est donc plutôt vécue, toutes choses égales par ailleurs, comme un investissement rassurant pour l’avenir professionnel, tandis que l’inactivité, qu’elle soit voulue ou non, est ressentie comme un éloignement de l’emploi. Après 5 ans de vie active, l’impact du parcours passé se traduit par un niveau d’inquiétude plus élevé chez les jeunes ayant souffert de nombreuses périodes de chômage, mais plus faible chez ceux ayant occupé plusieurs emplois. En effet, les mobilités professionnelles, à condition de s’enchaîner rapidement, permettent souvent aux jeunes d’améliorer leur situation.
L’impact contrasté du niveau de diplôme
Comme on pouvait s’y attendre, un parcours scolaire marqué par la réussite (mention au bac) aide à considérer l’avenir professionnel avec optimisme. En revanche, le niveau de diplôme atteint offre, après 5 ans de vie active et à situation comparable, une protection très relative contre l’inquiétude. En effet, dans l’absolu, les jeunes sans aucun diplôme sont – et de loin – les plus inquiets, tandis que les diplômés d’écoles d’ingénieurs ou de commerce sont, du fait de leur titre et de l’excellence de leur parcours, très confiants dans l’avenir.
Après 5 ans de vie active, le rôle protecteur des diplômes s’atténue fortement.
Néanmoins, à situation d’emploi comparable, les diplômes du secondaire (CAP, BEP et bac général) et la licence générale protègent plutôt mieux de l’inquiétude que les diplômes de niveau plus élevé. Le sentiment d’insécurité est ainsi plus fort chez les docteurs et plus faible chez les titulaires d’un CAP ou d’un BEP que chez les bacheliers technologiques ou professionnels.
Il semble donc que, si le diplôme a pu jouer son rôle au moment de l’insertion en permettant l’accès aux conditions d’emploi actuelles, il ne constitue pas (ou plus) la garantie d’un avenir professionnel rassurant. Les conditions d’emploi et les perspectives professionnelles qui lui sont attachées ont alors un effet bien plus important.
L’influence des facteurs biographiques
S’être déjà déclaré inquiet lors de l’interrogation précédente tend à accroître très fortement l’inquiétude courante, et ce, quelle que soit sa situation, suggérant qu’il existe une prédisposition plus ou moins forte à l’inquiétude chez certains individus. Par ailleurs, un niveau d’inquiétude beaucoup plus élevé est constaté chez les jeunes disant avoir vécu une expérience de discrimination à l’embauche, ou souffrir d’une mauvaise santé ou d’un handicap.
Quelle que soit leur situation, et même lorsqu’elles sont diplômées du supérieur, les femmes se montrent toujours plus inquiètes que les hommes pour leur avenir professionnel
L’inquiétude est donc à l’évidence corrélée (sinon expliquée) à des éléments contre lesquels les jeunes sont impuissants. Ajoutons à ce registre que les femmes se montrent toujours, quelle que soit leur situation, plus inquiètes que les hommes pour leur avenir professionnel. Une différence également constatée chez les entrantes dans l’enseignement supérieur, alors même qu’elles ont un meilleur parcours scolaire (Voir article J.-P. Caille et co-auteurs, Insee Première n°1633).
Vivre en couple rassure, tandis que vivre seul ou, qui plus est, encore chez ses parents au bout de 5 ans, accroît l’inquiétude. Ceux qui ont interrompu leurs études pour des raisons financières se révèlent également plus inquiets cinq ans plus tard. À l’inverse, avoir arrêté celles-ci pour prendre un emploi force à l’optimisme. Il existe à l’évidence un lien entre autonomie, notamment financière, et niveau d’inquiétude.
Quand les jeunes en emploi sont sujets à l’inquiétude pour leur avenir
Pour les individus en emploi (tableau 3 du supplément numérique), les situations les moins stabilisées (temps partiel, statut précaire tel CDD, intérim ou contrat aidé, ou encore activité d’indépendant) augmentent – sans surprise – le sentiment d’insécurité professionnelle. L’inquiétude est également trois fois plus présente pour ceux qui disent avoir fait l’objet de discriminations au sein de leur entreprise. À l’inverse, exercer des fonctions d’encadrement, travailler dans une entreprise publique ou avoir bénéficié d’une promotion interne protègent de l’inquiétude. Il en est de même pour ceux qui résident en île-de-France plutôt qu’en province, résultat que l’on peut relier à la concentration des emplois autour de la capitale. Par ailleurs, la formation initiale préserve d’autant plus du sentiment d’insécurité professionnelle que les jeunes la jugent en correspondance avec l’emploi qu’ils occupent.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’ancienneté dans l’entreprise tend à alimenter le sentiment d’inquiétude.
Plus surprenant, l’inquiétude des jeunes augmente avec l’ancienneté dans l’entreprise. Une première explication possible serait que la crainte de perdre une situation privilégiée, ou vécue comme telle, dépasserait le sentiment de confiance qu’est supposée apporter l’installation durable dans l’emploi. Mais une autre explication est également possible : la durée passée en emploi serait vécue non pas comme une situation privilégiée, mais comme une stagnation dans un même poste, sans perspective d’accès à une situation plus avantageuse ou mieux protégée. Dans ce cas, l’ancienneté refléterait une détérioration progressive des conditions de travail.
Zoom sur les motifs d’inquiétude donnés par les jeunes
Les travaux internationaux sur le sentiment d’insécurité professionnelle en recensent trois raisons principales. Dans l’enquête Génération 2010, ces trois raisons servent de matrice pour la série d’items proposés aux jeunes en emploi interrogés en 2015. Plusieurs items pouvaient être renseignés, ce qui a fait apparaître de multiples combinaisons de motifs d’inquiétude.
Inquiétude liée à l’environnement professionnel et de travail
67 % – Parce que la chance d’accéder à l’emploi souhaité est (vous semble) faible.
51 % – Car vos perspectives d’évolution professionnelle sont bouchées.
24 % – Parce que vous avez cessé d’apprendre ou de progresser dans le métier exercé.
4 % – Motifs liés aux conditions de travail, de salaire, de temps de travail.*
3 % – En raison de mon [diplôme, qualification, compétences, expérience] inadéquat ou de la nécessité de me former, me reconvertir.*
Craintes de déclassement statutaire
56 % – Car si vous perdiez votre emploi, vous craignez de ne pas retrouver les mêmes conditions de travail et de salaire.
Craintes liées à l’emploi
38 % – Parce que votre emploi est menacé.
6 % – À cause de difficultés liées au secteur ou au domaine d’activité.*
4 % – À cause de l’environnement macroéconomique.*
4 % – À cause de la précarité de ma situation.*
Les items * sont issus d’un recodage a posteriori des réponses « Pour un autre motif » (10 %).
Les raisons évoquées par les jeunes inquiets pour leur avenir professionnel
Interrogés sur les raisons de leur inquiétude, les jeunes évoquent d’abord des motifs directement liés à leur environnement professionnel (voir encadré 3) : faible espérance d’atteindre l’emploi souhaité (67 %), manque de perspectives professionnelles (51 %) ou sentiment d’avoir fait le tour du métier exercé (24 %). Plus d’un jeune sur deux inscrit également son inquiétude dans la crainte d’un déclassement statutaire, redoutant de ne pas retrouver des conditions similaires en cas de perte d’emploi. Enfin, la menace directe de suppression d’emploi concerne plus d’un tiers d’entre eux (38 %). Par ailleurs, le fait d’occuper – ou non – un emploi stable n’a que très peu d’impact sur les motifs avancés, soulignant ainsi que les causes du sentiment d’insécurité professionnelle sont plus profondes que la (seule) précarité du contrat de travail.
Chiffre clé
67 % des jeunes inquiets sont pessimistes sur leurs chances d’accéder à l’emploi souhaité.
À ces motifs explicitement évoqués, s’ajoute la perception du contexte macroéconomique qui, comme on l’a vu, rend les situations individuelles plus ou moins supportables selon qu’il est perçu comme transitoire ou potentiellement durable. Enfin, le caractère « anxiogène » d’une situation est aussi le fruit des épreuves traversées (mauvaise santé, faible autonomie financière, études inachevées, sentiment de discrimination…), qui rendent certains jeunes plus particulièrement vulnérables à l’inquiétude, alors même que la majorité d’entre eux se déclare optimiste.
Chiffre clé
56 % des jeunes inquiets craignent de ne pas retrouver les mêmes conditions de travail et de salaire s’ils perdent leur emploi.
De nombreuses recherches ont montré que, quelle que soit son origine, le sentiment d’insécurité professionnelle diminue la satisfaction et le bien-être au travail, et peut même entraîner une dégradation de la santé. Il produit aussi des effets délétères sur les comportements au travail : diminution de la performance et de l’engagement, réticence à la mobilité, désintérêt pour la formation. Or, de même que ses origines sont multiples et évolutives, les leviers d’intervention pour contrer ce sentiment sont nécessairement pluriels.
Ainsi, la réponse la plus évidente aux formes d’inquiétude liées à l’absence ou à la perte d’emploi serait une reprise économique soutenue et durable, génératrice d’embauches et d’opportunités de carrière. La législation du travail, tout comme les politiques de sécurisation des parcours et de formation tout au long de la vie, malgré leur inscription dans le long terme, peuvent faire reculer ce sentiment d’insécurité, en développant l’employabilité et la professionnalité des salariés. Elles permettraient en particulier d’agir contre l’inquiétude liée à l’effritement de conditions de travail favorables, parfois chèrement acquises. De leur côté, les mesures d’égalité professionnelle et les lois contre les discriminations ont comme objectif de lutter contre les sources d’inquiétude les plus injustes, car liées à des stéréotypes. Enfin, l’accroissement du sentiment d’insécurité suscité par un manque de ressources financières pour poursuivre ou achever ses études plaide pour un appui économique à ces étudiants, à la fois pendant la formation initiale et lors de la phase de transition à l’emploi. Restaurer la confiance des jeunes dans leur avenir professionnel réclame la prise en compte de chacune de ces dimensions.
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